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dimanche 24 février 2013

Des molécules organiques pour un écran idéal



Un écran d'ordinateur portable coûte cher : environ un tiers du prix de l'appareil complet, et ses performances demeurent bien inférieures à celles de nos téléviseurs. D'où l'enjeu considérable que représente la mise au point d'une technologie capable de prendre la relève des cristaux liquides des écrans d'aujourd'hui. Les dispositifs émetteurs de lumière composés de matériaux organiques sont des candidats prometteurs. Comment fonctionnent-ils, quels sont leurs avantages et leurs limites ? Physiciens et chimistes allient leurs compétences pour comprendre les processus fondamentaux de transport de charges dans ces matériaux électroluminescents, tandis que certains industriels commencent tout juste de commercialiser des formes simples de ces dispositifs.
Nous vivons le temps de l'image qui danse, des couleurs labiles et fluorescentes, des contours sans nuances de la vidéo où la qualité visuelle est compensée par le mouvement qui fascine. Support de détente et de jeu, de communication, support de ce travail de bureautique qui s'identifie souvent aujourd'hui au travail tout court, l'écran d'ordinateur est partout considéré comme l'un des emblèmes de notre avenir technologique. Pourvu qu'il soit portable comme le téléphone du même nom, il devient le symbole même de la réussite des cadres. Car ce portable coûte encore fort cher : le prix d'usine de son écran seul varie de 300 à 800 dollars suivant sa qualité et ses dimensions. Le consommateur, en fin de compte, devra payer pour cet écran couleur autour du tiers du prix de l'ordinateur complet.
Les multinationales de l'optoélectronique* ont compris que, si elles voulaient faire descendre ces agendas colorés de la vie moderne notebooks de la « Business class » des avions de ligne aux deuxièmes classes des trains de banlieue, des efforts s'imposaient en matière d'écrans plats.
Ouvrons notre portable. La partie supérieure de la mallette où est enchâssé l'écran nous apparaît étonnamment épaisse et rigide : en fait, les meilleurs écrans de 10,4 pouces de diagonale 265 millimètres, les plus minces, mesurent aujourd'hui 11,5 millimètres d'épaisseur et pèsent 500 grammes. Ce sont des assemblages complexes d'une demi-douzaine de couches de polariseurs*, de cristaux liquides, de filtres colorés et de verres conducteurs. Car il s'agit de doser en chaque point d'écran formé de trois « pixels » colorés la lumière qui constitue l'image recherchée : sous l'effet de la commande électrique individuelle du pixel, le cristal liquide s'oriente localement, agit sur la polarisation de la lumière, en varie donc l'intensité grâce aux polariseurs et, par l'intermédiaire de petits filtres individuels, la couleur. Dans ce système, la lumière provient d'une source extérieure, blanche. L'écran ne joue donc que le rôle de filtre actif.
Malgré sa complexité, l'écran plat polychrome à cristaux liquides est un système fiable qui a atteint aujourd'hui sa pleine maturité et garde encore de beaux jours devant lui, tant les techniques alternatives sont encore balbutiantes. Il est malgré tout encore bien pâle par rapport aux tubes cathodiques traditionnels et surtout il est loin de correspondre à l'idéal de l'écran de demain.
Car, tout comme nos parents ou grands-parents déroulaient sur le mur de leur séjour l'écran perlé pour la projection des pellicules de huit millimètres de leurs vacances, nos enfants ou petits-enfants dérouleront un écran actif de plusieurs mètres carrés sur lequel pourront s'inscrire en couleurs brillantes les nouvelles des chaînes mondiales de l'information télévisée. A cette époque, l'écran de l'ordinateur portable pourrait bien être pliable, mou comme les montres de Salvador Dali, de façon à permettre la réduction des dimensions totales de cet objet, désormais devenu nécessaire au plus grand nombre, à celles d'un gros baladeur.
La technologie alternative dont nous allons parler ici, qui utilise l'électroluminescence* de couches de molécules organiques, n'est pas la seule possible ni même celle sur laquelle la plupart des industriels de l'optoélectronique ont parié au-delà de l'an 2000 voir l'encadré « D'autres techniques possibles pour les écrans plats de demain ». A notre connaissance, seuls quelques industriels japonais, dont les firmes Pioneer et Idemitsu, et la multinationale européenne Philips en relation avec Hoechst ont engagé un effort de recherche et de développement assez clair sur ce programme. Plusieurs autres Kodak, qui dispose de brevets importants, Xerox, Bell Telephone, Lucent Technologies, IBM sont en attente active de résultats économiquement probants. Ce projet est un peu « l'outsider » de l'affichage, le plus risqué peut-être, mais celui qui se rapprochera le plus de l'image de « rêve » de l'écran actif de grande surface qui se plie ou qui se roule. Au-delà de ces considérations économiques, les recherches que poursuivent plusieurs dizaines de laboratoires universitaires dans le monde sont aussi liées à la valeur culturelle du sujet, c'est-à-dire aux importantes avancées de compréhension qu'il laisse espérer tant dans les domaines expérimentaux que théoriques de la physique et de la chimie.
Pour faire son optoélectronique, la nature puise dans une large classe de molécules organiques, dont nous avons représenté quelques spécimens sur la figure 1. C'est avec des molécules de colorant naturel, comme l'indigo, qu'on peut absorber une partie de la lumière, plus précisément les grandes longueurs d'onde du spectre visible, de façon à laisser émerger de ce spectre le bleu de Gênes ou le bleu de Nîmes des pantalons que nous avons pris l'habitude de revêtir bien entendu l'indigo n'est plus tiré aujourd'hui de l'indigotier ou de la guède, mais synthétisé industriellement. C'est avec des molécules comme la chlorophylle que la nature convertit des photons, grains de lumière, en électrons excités, dépositaires de l'énergie chimique de la photosynthèse. C'est grâce à des molécules comme la luciférine que certaines espèces animales convertissent, suivant la réaction inverse de la précédente, des électrons excités par une biochimie subtile, en grains de lumière visible. La luciole, le ver luisant ou certains animaux des grands fonds océaniques peuvent s'offrir ainsi le luxe de signaux lumineuxI. Le rétinal enfin, pigment visuel que la nature a choisi comme détecteur de photons pour les espèces ayant développé des yeux, subit un changement de conformation transformation cis-trans sous l'effet de l'absorption d'un seul photon et déclenche ainsi une chaîne de réactions en cascade destinées à amplifier considérablement l'effet lumineux et à faire de nos yeux des détecteurs extrêmement sensibles. Ces molécules de la couleur absorbée, de la couleur émise ou transformée en énergie chimique ou en information, sont toutes richement ornées de liaisons doubles* carbone = carbone ­C = C­, ou carbone = azote C = N­. On retrouve sur de grandes parties de ces molécules une alternance de simples et de doubles liaisons que les chimistes appellent des séquences de doubles liaisons conjuguées leur contraste a été renforcé sur le schéma de la figure 1. Les électrons qui habitent ces séquences sont justement ceux de la couleur, ceux de l'optoélectronique moléculaire qu'à l'image de la nature nous cherchons à utiliser dans les diodes électroluminescentes organiques.
Pour nous en convaincre, considérons d'autres molécules dites saturées, c'est- à-dire ne comportant que de simples liaisons, comme par exemple l'hydrogène H-H, le méthane CH4, les hydrocarbures saturés d'ordre supérieur éthane, butane, propane, etc., jusqu'au diamant lui-même formé exclusivement de liaisons simples ­C­C­. Tous ces matériaux, qu'ils soient gazeux, liquides ou solides, sont transparents. Les grains de lumière visible n'ont pas l'énergie suffisante, en effet, pour interagir avec les électrons qui, rivés aux paires d'atomes qu'ils lient, restent indifférents à toute tentative d'optoélectronique. La chimie quantique nous apprend, en revanche, que les électrons des séquences de doubles liaisons conjuguées sont davantage mobiles, délocalisés sur la molécule et qu'ils ont justement des énergies du même ordre que celles des grains de lumière colorée avec lesquels ils interagissent volontiers.
L'histoire de l'électronique à base de molécules organiques ne date pas d'aujourd'hui. Tant que le transistor de silicium n'avait pas fait ses preuves définitives sur le marché de l'électronique et du traitement de l'information, les matériaux organiques à doubles liaisons conjuguées n'avaient cessé d'intéresser les chercheurs qui les considéraient comme les porteurs de l'espoir d'une électronique alternative, moléculaire. Beaucoup de ces espoirs furent déçus dans les années 1970 tant le silicium, champion de l'ordre cristallin, se laissait façonner à merveille jusqu'à l'échelle du micron, tout en maintenant une irréprochable propreté. Un créneau a pourtant toujours subsisté pour les organiques, au moins dans le coeur de plusieurs chercheurs, c'est l'interaction avec les lumières visibles, colorées. La rigidité de l'ordre cristallin du silicium l'empêche en effet de communiquer efficacement avec la lumière. Pour les semi-conducteurs qu'on dit aujourd'hui traditionnels, le monde de la couleur n'est ouvert qu'à des alliages d'arséniure de gallium GaAs et de phosphure de gallium GaP. Ces diodes électroluminescentes, principalement rouges, réalisables seulement en petites surfaces, sont les voyants dont le caractère monochrome ou presque a fini par lasser les acheteurs d'électronique bon marché.
Plus récemment, l'industrie chimique japonaise Nichia a lancé les diodes bleues de nitrure de gallium GaN dont les rendements sont tout à fait intéressants mais les surfaces émettrices très faibles. En fait, sans les organiques, dont les lucioles et les poissons des grandes profondeurs attestent l'efficacité, il n'y a guère d'espoir immédiat d'émettre de façon active, intense et sur de grandes surfaces du bleu ou du blanc.
En 1965, dans un laboratoire national de chimie à Ottawa fut découvert le premier dispositif émettant de la lumière bleue à partir de cristaux d'anthracène, dont la molécule est constituée de trois cycles conjugués accolés1. Quatre ans plus tard, J. Dresner, des laboratoires industriels de RCA Radio Corporation of America à Princeton, publie dans RCA reviews de juin 1969 un article dont il est intéressant de traduire en partie le résumé :
« Nous avons pu construire des diodes électroluminescentes utilisant des monocristaux d'anthracène pris entre deux contacts métalliques. La lumière émise est centrée autour d'une longueur d'onde de 430 nanomètres lumière bleue et produite avec un rendement quantique externe allant de 1 à 8% ceci signifie qu'il faut, en moyenne, injecter 100 électrons dans l'anthracène pour produire entre 1 et 8 photons émis vers l'observateur. Les diodes semblent présenter une stabilité raisonnable, même lorsqu'on les a fait fonctionner avec des courants aussi élevés que 0,1 A/cm2 ... Dans ces dispositifs qui font près de 3 millimètres d'épaisseur, la tension d'utilisation est supérieure à 300 volts [...] »
Ce résumé parle de lui-même : malgré le rendement quantique satisfaisant de 8 % dans les bons cas, la tension de commande de 300 volts, la faible reproductibilité, ainsi que la stabilité toute relative des dispositifs, provoquèrent l'abandon progressif des monocristaux d'anthracène et l'orientation vers les couches minces organiques qui, à cause de leur faible épaisseur, demandent justement des tensions de fonctionnement plus faibles, de l'ordre de quelques volts ou dizaines de volts seulement. C'est en effet le champ électrique, c'est-à-dire le rapport entre tension et épaisseur, qui détermine l'émission de lumière et non pas directement la tension elle-même.
Mais avant de poursuivre le récit de cette aventure de l'électroluminescence organique, rappelons que c'est à cette époque de l'anthracène que les principes généraux de la physique de ce processus d'émission de lumière furent compris. Examinons comment fonctionne le dispositif lorsqu'il est soumis à une tension électrique fig. 2. L'une des deux électrodes est constituée d'un métal comme l'aluminium, le magnésium ou le calcium, généreux en électrons. Il suffit de porter cette électrode au potentiel négatif pour que des électrons en soient extraits et pénètrent le matériau organique. C'est ce qu'on appelle l'injection d'électrons. L'électrode positive, mangeuse d'électrons, injecte dans l'autre sens ce qu'on appelle, dans le langage désormais classique des semi-conducteurs, un courant de trous. Mais les électrons et les trous ne circulent pas avec la même énergie. En d'autres termes, cela signifie qu'en représentant la quantité d'énergie par la hauteur d'un immeuble, les électrons circulent à l'étage et les trous au rez-de-chaussée. De plus, possédant une charge opposée, les électrons et les trous s'attirent. Ce faisant, un électron qui tombe dans un trou chute d'un étage : il perd donc de l'énergie qui se retrouve sous forme d'un grain de lumière dont la couleur dépend de la distance entre l'étage et le rez-de-chaussée ; une séparation en énergie de 1,7 électronvolt* correspond à l'émission d'un photon de lumière rouge, alors qu'une séparation de 3,1 électronvolts correspond à l'émission de lumière bleue. L'anthracène impose justement cette séparation de 3,1 électronvolts, mais c'est le propre des organiques qui ne sont pas seulement des produits naturels mais aussi le plus souvent des produits de synthèse, de pouvoir être façonnés par le chimiste de façon à ajuster la couleur et même la nuance qu'ils émettent, depuis le rouge sombre jusqu'au violet. Toutes les couleurs du spectre sont accessibles aujourd'hui par ce moyen : à chacune de ces couleurs correspond une ou plusieurs substances émettrices particulières.
Laissons là l'anthracène et ses paires électron-trou liées qu'on appelle du nom suggestif d'excitons et qui firent, dans les années 1980, les beaux jours d'une recherche fondamentale brillante et fructueuse, pour évoquer l'étape suivante dans les progrès du dispositif électroluminescent proprement dit.
Elle a lieu dans les laboratoires Kodak de Rochester2, plus de vingt ans après la découverte des propriétés de l'anthracène, puis à l'université de Kyushu, au Japon3. Les diodes électroluminescentes vertes construites alors dans ces laboratoires ressemblent déjà, pour l'essentiel, aux meilleurs dispositifs d'aujourd'hui. Le souci de séparer deux fonctions que l'anthracène assurait seul, à savoir le transport des charges électroniques dans le matériau organique depuis les électrodes et l'émission de lumière, conduit à l'utilisation de plusieurs matériaux organiques empilés dans un dispositif multicouche fig. 3, fabriqué par évaporation sous vide de nouveaux colorants réfractaires comme l'hydroxyquinoline d'aluminium Alq issus du monde des sensibilisateurs photographiques.
Paradoxalement, le caractère amorphe de ces couches évaporées, c'est-à- dire sans ordre moléculaire à grande distance, est ici le meilleur garant d'une bonne émission de lumière, la cristallisation du colorant diminuant considérablement les rendements de conversion. Aussi, les résultats pratiques obtenus sont-ils très probants. A travers le filtre de son cristal liquide, l'écran d'ordinateur portable d'aujourd'hui produit moins de 100 candelas*/m2 de lumière colorée, alors que les diodes électroluminescentes que nous venons de décrire émettent facilement 5 000 à 6 000 candelas/m2, c'est-à-dire 50 à 60 fois plus.
Puis ce fut au tour de molécules plus grosses que les colorants, les polymères, d'entrer en scène. Ce sont des assemblées de chaînes moléculaires le long desquelles un motif hautement conjugué est répété vingt, voire cent ou même cinq cents fois. Ces matières plastiques souples sont désormais présentes sur le terrain de la luminescence et ouvrent la route vers les grandes surfaces émettrices de lumière. La découverte a eu lieu à Cambridge dans les laboratoires du physicien R.H. Friend et du chimiste A.N. Holmes, où depuis plusieurs années déjà on se préoccupait de couches minces de polymères conjugués en vue de l'électronique moléculaire et du transistor organique. Un jour, la lumière jaillit de l'un de ces dispositifs et le professeur Friend sut en tirer parti en fondant la société Cambridge Display Technology qui possède aujourd'hui le brevet sans doute le plus important dans ce domaine. Le polymère de ces dispositifs, dont la formule a été représentée figure 1, s'appelle le poly-paraphénylène-vinylène PPV4.
Pour terminer cette brève histoire de la luminescence organique, on peut, parmi plusieurs autres perfectionnements récents, dire un mot d'un brevet déposé par l'Ecole polytechnique fédérale de Lausanne. Il s'agit de dispositifs d'où toute électrode métallique a disparu. Les électrodes injectrices d'électrons et de trous sont toutes deux transparentes. Chaque substance organique émettrice de lumière produit une couleur qui lui est propre, liée à sa structure moléculaire. Le mélange de ces couleurs pour produire, à la demande, toutes les nuances possibles d'un affichage multicolore, peut être obtenu par empilement de trois dispositifs, à la condition expresse que les électrodes de chacun d'eux soient toutes deux transparentes.
Les diodes électroluminescentes à base de matériaux organiques n'ont qu'un inconvénient et il est malheureusement de taille : elles sont encore peu fiables, se détériorent, se dégradent trop vite, comme les vieilles bouteilles de matière plastique qu'on retrouve sur les plages, rejetées par la mer, durcies et brunies par le soleil. Dans quelle mesure cette dégradation est-elle inévitable, et où se trouvent les limites naturelles à la fiabilité de tels systèmes ?
Qu'un colorant organique puisse perdre, en vieillissant, ses qualités optiques n'est pas chose nouvelle. Vincent Van Gogh nous en offre un très bel exemple en la matière. Pour obtenir sur leur toile la teinte désirée, les impressionnistes, on le sait, répugnaient à mélanger les pigments. Leur art de faire vibrer la couleur pure, en juxtaposant des taches de peinture plutôt qu'en les mélangeant, a bénéficié, grâce aux progrès techniques de la fin du XIXe siècle, d'une palette de couleurs de synthèse plus étendue. Dans une des lettres à Théo, Van Gogh commande à son frère toute une série de couleurs que ce dernier pouvait se procurer à bien meilleur prix que le peintre. Dans cette liste on retrouve à deux reprises une certaine « laque géranium », une nouveauté de l'époque dont la composition, à base d'un colorant organique, l'éosine, tranchait sur celle des autres colorants d'origine minérale de la liste. Les résultats de cette innovation sont visibles aujourd'hui dans le tableau Deux petites filles de 1890. Sous le cadre, à la lisière de la toile protégée de la lumière, le rose initial de la laque géranium subsiste alors que la lumière a transformé partout ailleurs cette couleur en un bleu pervenche imprévu.
On sait aujourd'hui que là où l'éosine n'a pas résisté aux excitations lumineuses de 2 à 3 électronvolts du rayonnement solaire, les phtalocyanines ou la quinacridone, pigments organiques vendus dans les boîtes de peinture d'aujourd'hui, auraient parfaitement tenu. Et certains laboratoires annoncent pour l'électroluminescence des durées de vie de l'ordre de quelques dizaines de milliers d'heures pour des dispositifs simples, monochromes chiffre obtenu pour un niveau d'émission de l'ordre de 100 candelas/m2.
Ces dispositifs sont donc déjà en position de satisfaire certaines demandes d'affichage lumineux à bon marché affichages publicitaires, bibelots et jouets par exemple et surtout des rétroéclairages colorés pour les écrans à cristaux liquides, mais sont loin encore de pouvoir être qualifiés pour l'écran plat qui demande une meilleure fiabilité.
En fait, pour réduire la dégradation comme pour augmenter le rendement de l'émission lumineuse, ou diminuer la dissipation de chaleur, il faut savoir mieux transporter les électrons et les trous à travers le dispositif. On pourra ainsi diminuer les champs électriques destructeurs des structures du dispositif, tout en augmentant la zone où ont lieu les recombinaisons génératrices de lumière. De même qu'aucun dispositif à base de semi-conducteurs classiques n'a pu fonctionner de façon satisfaisante avant qu'on comprenne l'origine de la mobilité des charges et qu'on soit capable de la calculer, il n'y aura pas de dispositif organique satisfaisant à une large échelle, sans qu'on comprenne comment s'effectue le transport des porteurs de charge et des excitations en son sein. Or la collectivité scientifique internationale est encore bien loin d'avoir atteint cet objectif vital. En fait, ce problème de physico-chimie de la matière organique débouche finalement sur un problème de physique théorique dont la portée dépasse largement ces dispositifs émetteurs de lumière : c'est celui du transport dans un milieu non linéaire désordonné.
Le matériau organique est un milieu mou vis-à-vis de la propagation des charges : tout comme un poids de fonte roulant sur un épais tapis de gymnastique, la charge modifie le milieu dans lequel elle se propage, elle le déforme, elle le creuse jusqu'à être finalement autopiégée par le milieu. A partir de là, lorsqu'on la force avec un champ électrique intense à se propager dans ce milieu mou, la charge se traîne ou plus exactement entraîne avec elle un encombrant nuage de déformation.
La physique quantique nous a appris dans les années 1930 que les électrons « ordinaires » des solides « ordinaires » comme le cuivre ou le silicium obéissaient bien à une équation d'onde linéaire, la très célèbre équation de Schrödinger. Pour le problème qui nous intéresse, il faut modifier cette équation pour rendre compte de la réaction du milieu déformable organique sur l'onde électronique. Cette nouvelle équation, dite de « Schrödinger non linéaire », rend bien compte de la perte de cohérence à grande distance de l'onde électronique, c'est-à-dire la capture de l'électron par le puits qu'il a lui-même creusé dans le milieu déformable. Le nouvel objet théorique qui sort de l'équation de Schrödinger non linéaire est constitué d'un morceau d'onde habillé d'un nuage de déformation. On l'appelle polaron ou encore soliton.
Cette façon de modéliser la réponse non linéaire d'un milieu n'est pas propre aux seuls physiciens des polymères. Elle est bien connue, par exemple, des physiciens des plasmas et des opticiens.
Une première théorie des phénomènes de transport électronique dans les polymères des diodes électroluminescentes vient d'être publiée5, fruit d'une collaboration entre les théoriciens du centre de physique théorique de l'Ecole polytechnique à Palaiseau et les expérimentateurs de l'Ecole polytechnique de Lausanne. Voyons en quoi elle se différencie radicalement des théories habituelles du transport électronique dans les semi-conducteurs « ordinaires ». Dans ces derniers, qui se caractérisent à la fois par leur caractère cristallin ordonné, et par la rigidité de leur réseau, l'électron est grosso modo un paquet d'ondes qui se propage au gré d'une équation d'onde Schrödinger linéaire dans un milieu périodique. Il y subit des collisions sur des imperfections du milieu qui le freinent et donnent ainsi naissance à une résistivité électronique.
Le polymère en revanche est un milieu désordonné « mou ». L'électron s'y écoule de segment polymérique en segment polymérique en traînant avec lui une importante déformation des chaînes. Le point délicat de la théorie est l'optimisation, au cours de ce mouvement, de l'énergie électronique et de l'énergie de déformation ou de vibration des chaînes. Ces deux parties de l'énergie ne peuvent pas être considérées indépendamment les unes des autres, mais résultent de la solution locale d'une équation de Schrödinger non linéaire dans un milieu anisotrope. Cette théorie, bien vérifiée expérimentalement, est aujourd'hui adoptée par de nombreux spécialistes du sujet.
Il nous reste maintenant à expliquer comment se fabriquent pratiquement ces dispositifs émetteurs de lumière. Les photos de la page 92 en montrent quelques réalisations concrètes dans leur forme la plus artisanale. Pour fabriquer le dispositif multicouche de la figure 3 par exemple, il suffit de disposer d'un évaporateur propre, dans lequel les films organiques de quelques centaines de nanomètres d'épaisseur aussi bien que les électrodes métalliques peuvent être déposés successivement, sous vide, à partir de creusets différents.
L'émission de lumière récompense assez vite l'expérimentateur soigneux qui évite poussières et irrégularités. La diode jaune dont une réalisation est présentée page 93 est fabriquée à partir de produits chimiques commerciaux et nous mentirions à peine en vous disant que vous pouvez la réaliser dans un coin de votre cuisine. C'est justement cela qui fait la facilité et l'intérêt industriel de ces techniques. Mais ne vous y trompez pas : la diode fabriquée dans un laboratoire sommairement équipé durera tout au plus quelques heures, quand celle des laboratoires de la firme japonaise Pioneer atteindra, dit-on, 10000 heures de fonctionnement continu. Notons que les techniques de fabrication des semi-conducteurs traditionnels demandent encore bien plus de soin que cela et ont exigé plus d'une dizaine d'années de mise au point.
C'est donc ce problème de durabilité qui déterminera l'essentiel de la démarche expérimentale dans les mois et les années qui viennent. Il y a déjà de nombreuses diodes qui émettent beaucoup de lumière et les problèmes de rendement sont désormais passés au second plan. A Lausanne, par exemple, nous cherchons à façonner les interfaces entre les électrodes et les couches organiques6. Nous avons acquis la conviction, en effet, que les couches organiques doivent être désordonnées amorphes dans la masse pour préserver leur rendement d'émission lumineux, mais ordonnées aux interfaces et bien attachées aux électrodes pour améliorer transfert électronique et durabilité. Nous utili-sons donc des molécules, fabriquées à l'institut Charles-Sadron à Strasbourg, ou à l'institut Galilée à Villetaneuse, qui portent à leur extrémité des « pinces », c'est-à-dire des fonctions chimiques susceptibles de s'accrocher aux surfaces. Cette opération est ce que les polyméristes ont pris l'habitude d'appeler le greffage.
Signalons enfin une perspective toute récente de développement du sujet : dans les deux dernières années l'espoir de produire de nouveaux lasers à semi-conducteurs organiques a créé un nouvel accès de fièvre dans la collectivité de l'électroluminescence. La diode électroluminescente traditionnelle à semi-conducteur, qui sert un peu partout de voyant rouge ou vert, est en effet cousine du laser que l'on rencontre dans les lecteurs de CD. Il était donc tentant d'essayer avec les matériaux organiques la même opération qui conduit de la diode au laser. Plusieurs auteurs affirment qu'on peut stimuler l'émission dans une couche organique solide, y produire du gain optique et la faire « laser ». Il est trop tôt pour juger si ces efforts aboutiront à des réalisations concrètes. On peut pourtant dire dès aujourd'hui qu'ils n'aboutiront pas sans la convergence d'efforts théoriques et expérimentaux provenant de la chimie et de la physique. C'est sans doute la qualité de ces collaborations qui a fait jusqu'ici la noblesse de ce type de sujet. Entre-temps, en faisant jouer de telles collaborations, la société chimique Idemitsu Kosan vient de construire le premier écran couleur de dix pouces entièrement basé sur la luminescence organique. Ils donnent pour cet écran une durée de vie de 20000 heures.
Source: http://www.larecherche.fr

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